Les Empires
Une demi-douzaine d’Empires ont marqué l’histoire
Rien n’était acquis. Byzance n’a jamais cessé, sauf durant ses deux périodes d’expansion, d’être menacée à partir de l’est, de l’ouest, du nord et du sud. Jamais Byzance n’a bénéficié d’un voisinage stratégique apaisé ou bienveillant, et de longues périodes de paix sans alerte aux frontières.
L’Empire byzantin ne doit sa très longue survie qu’à une extraordinaire intelligence et pratique stratégiques, l’une et l’autre produites par le sentiment constant de la menace extérieure, de la fragilité de la situation acquise, et de la réversibilité de toute chose. L’inquiétude stratégique serait-elle le secret de la survie ? La paranoïa existentielle, l’arme décisive des corps politiques qui veulent demeurer ?
Puissance terrestre et maritime dont l’hinterland majeur est l’Anatolie, l’Empire byzantin avait pour capitale Constantinople, qui disposait d’un port admirablement abrité, renforcé de murailles et, du côté maritime, de chaînes pouvant bloquer la navigation.
Contrairement à la Chine, Byzance n’a jamais bénéficié d’une démographie exceptionnelle, même si la population de Constantinople atteint quelque 250 000 habitants au début du Ve siècle. Aussi, compte tenu de la multiplicité de ses adversaires, a-t-elle dû ne pas dépendre que de la force ; la force n’était pas du côté de Byzance, et elle le savait ! Voilà pourquoi elle devait se protéger de l’extérieur, autrement que par le nombre et la puissance de ses armées.
Au mur d’enceinte initial de la cité, construit dès 324, Constantin fit ajouter un second mur d’enceinte, moins d’un siècle plus tard, haut de 9 mètres et flanqué de 96 tours. Entre les deux murs, il avait fait ménager une vaste aire pour des champs cultivables et des citernes permettant à la cité de subir des sièges prolongés. Byzance était parée pour résister aux sièges.
Sa culture défensive procédait aussi sans doute de sa puissance spirituelle. Trois des grands centres chrétiens à part Rome, Alexandrie, Antioche et Jérusalem constituaient, outre Constantinople, le cœur de l’Empire byzantin à l’heure des grands conciles œcuméniques qui fixèrent les dogmes fondateurs de la religion chrétienne. Ils sont demeurés l’assise de l’Église catholique romaine jusqu’en 1054, date du schisme entre Occident et Orient. Byzance était un foyer majeur de force spirituelle.
Tandis que l’Iran sassanide disparaît devant la ruée musulmane au VIIe siècle, l’Empire byzantin, qui perd l’Égypte et le Levant, s’arc-boute au Taurus qui commande les portes siciliennes. Le système des thèmes est créé afin que les troupes locales tiennent le temps nécessaire à l’arrivée de renforts afin de repousser l’assaillant. L’Empire est également capable de tenir tête aux sièges maritimes des Arabes grâce, notamment, au feu grégeois. Le second siège de Constantinople dure 13 mois (717-718). Jusqu’au XIIIe siècle, la flotte byzantine reste d’une importance décisive à la fois pour assurer la défense des ports et pour protéger les échanges à l’intérieur de l’Empire, qui se font en grande partie par mer.
Menacé à l’ouest par les Bulgares, au nord-est par les nomades Avars, ensuite Rus, puis Kiptchaks, l’Empire tient parce qu’il sait négocier, prévoir, diviser, acheter. Le front oriental (Arménie) est majeur, car c’est de là que surgissent les invasions les plus impétueuses : Varègues, Petchenègues, Turcs.
Par ailleurs, la littérature stratégique byzantine est sans nul doute la plus originale et la plus novatrice, tant dans l’Antiquité qu’au début du Moyen Âge. Notamment avec le Strategikon attribué à l’Empereur Maurice, un chef-d’œuvre à l’époque sans égal, et la Taktika, attribuée à l’Empereur Léon VI (Xe siècle). Sans compter d’autres auteurs de qualité : Polyen, Onasandre, Nicéphore Phocas, Kékauménos, qui émaillent son histoire.
En somme, que nous disent les manuels stratégiques byzantins et leurs pratiques au fil des siècles ? Les constats varient : l’Empire est relativement puissant, parfois pleinement puissant comme sous Justinien (VIe) ou Basile II (Xe), d’autres fois beaucoup moins. Mais ce qui ressort des manuels stratégiques est la conscience de sa vulnérabilité.
Byzance n’a pas la force pour elle. L’Empire n’est jamais le plus fort. Et il le sait, et il l’accepte comme une donnée de base de sa stratégie. Il n’a jamais eu le sentiment, comme, par exemple, les États-Unis, d’une puissance si supérieure qu’il est inutile de connaître la culture stratégique d’un adversaire qu’on méprise ou qu’on ignore.
Au contraire, pour les Byzantins, il importe de savoir comment combattait l’adversaire, ses points forts, ses points faibles, bref, de parvenir à saisir sa culture stratégique afin de s’adapter au type de réponse que requiert cet adversaire particulier. L’un des points forts de Byzance – quasi unique dans la littérature stratégique, toutes sociétés confondues – est une ethnographie militaire des divers adversaires (livre XI du Strategikon) : « Comment combattent les nomades ? Comment combattent les Rus ? »
Étude réalisée par Gérard Chaliand
Étude publiée par la Fondation Patriotes pour l’Europe