Du marché des savoirs à la société de l'ignorance

Chaque fois que la culture se dégrade, c’est le chemin qui se raccourcit vers la servitude.

Que se passe-t-il quand des données sont dans le cloud, la connaissance dans les algorithmes de l’Intelligence artificielle, et quand la mémoire se mesure en téraoctets de l’ordinateur ? La question est majeure, elle devrait précéder tout projet de réglementation des GAFAM, de la censure privée et de la propriété des données. Nous n’avons pas tiré toutes les conséquences de ce fait inouï : le propre de l’homme, ce n’est pas l’intelligence, c’est le corps. L’intelligence, déjà, et de plus en plus, il y a des machines pour ça ! Le savoir, la connaissance et l’intelligence ne sont plus le propre de l’homme. Le progrès a libéré l’homme du travail de ses muscles et de l’usage de la force physique. L’imprimerie a libéré la mémoire, et l’esprit humain lui doit d’avoir pu rêver, imaginer, inventer. Le numérique change l’esprit humain et nous promet de nous passer de l’intelligence comme de la connaissance. Quel est ce progrès nouveau qui nous libère de la peine de penser, d’apprendre et de comprendre ? Et quelles sont ces techniques qui disposent de nos libertés, au nom de la sécurité, du confort et de l’aisance d’une vie sans questions ?

Si savoir, c’est pouvoir, une étrange indifférence entoure un pouvoir numérique qui monte en dehors du cerveau humain, de la pensée humaine, et va bientôt en finir avec l’autonomie durement gagnée, à coup de censure privée, de création d’états de conscience, de formatage des pensées autorisées. Tout se passe comme si le politique avait abdiqué sa responsabilité : énoncer les enjeux et donner à choisir. Et tout se passe comme si la technique avait pris le pouvoir, tout ce qu’il est possible de faire se faisant, tôt ou tard, et malgré des résistances vite dites « d’un autre âge ».

L’usage qui a été fait de la panique entourant l’épidémie de Covid-19 a révélé dans sa brutalité le lien entre le savoir contenu dans les QR codes et le passe vaccinal, et le pouvoir de contrôle permanent des citoyens. Le développement rapide des « intellectual property rights » (IPR), qui instaure une économie de rente pour leurs détenteurs et leur permet de faire payer un péage à tout chercheur ou utilisateur de ce qu’ils ont décrit, est accusé de paralyser la recherche, de consolider les monopoles récents, et de provoquer un enrichissement sans cause de proportions considérables. Il est plus grave qu’il entérine une privatisation du savoir qui, désormais, s’achète, se vend et se paie.

Un système élaboré de diplômes, de références et de cotations organise un marché des formations universitaires et professionnelles, un système fondé sur l’évaluation des salaires auxquels telle ou telle formation donne accès. Le prix d’une formation est déterminé par le salaire qu’elle permet d’espérer ; voilà qui assure le crédit bancaire qui financera la formation, voilà qui fait de la formation une entreprise rentable, puisque l’entreprise est obligée de recruter les titulaires des diplômes adéquats pour exercer telle ou telle fonction, et voilà qui boucle un système autoréférentiel qui dispense de la culture et du jugement, et que plus aucun repère extérieur ne peut venir troubler.

Quand l’intelligence n’est plus le propre de l’homme, quand le savoir se vend, s’achète et s’évalue, une révolution s’opère dans l’individu et la société, cette révolution que cet essai cherche à approcher. Car elle est politique. Car c’est le pouvoir qui est en jeu, et d’abord le pouvoir que nous avons sur nous-mêmes, et d’abord le peu de liberté qui nous reste. Le stock de connaissances disponibles, son organisation en savoirs, sa transmission, son emploi et sa diffusion, sont des éléments essentiels du progrès des sociétés humaines et de la conquête de l’autonomie.

Ce constat n’est pas récent. Savoir, c’est pouvoir. De l’Inquisition à la liberté d’examen, l’histoire de l’Europe peut se résumer au débat pour la liberté de penser, de connaître et de dire. Être Européen, c’est se demander en permanence comment faire plus avec ce que l’on sait. La mobilisation du savoir a joué dans le progrès de l’Europe un rôle qu’elle n’a pas joué ailleurs.

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