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L'IA : l'Europe à la traine ?

Marco Malaguti
Marco Malaguti est chercheur en philosophie, chroniqueur et blogueur. Ses travaux se concentrent sur l'éducation, la philosophie et la politique de l'Europe centrale. En tant que chercheur associé au Centro Studi Politici e Strategici Machiavelli, une de nos fondations membres, il apporte une expertise précieuse sur des thématiques liées aux idées et aux dynamiques culturelles et politiques de cette région.
Photo by Kenneth Chey/Getty Images
Qu’est-ce qui vous vient à l’esprit lorsque l’on parle d’intelligence artificielle ?
Il est inutile de le nier, la plupart d’entre nous, dans l’Europe d’aujourd’hui, ont un sentiment de crainte : Extinction de l’humanité, chômage de masse, société de contrôle sont parmi les préoccupations qui émergent lorsque les Européens contemporains pensent aux innovations que l’intelligence artificielle va engendrer. D’autre part, un autre type de peur émerge : celle d’une intelligence artificielle entre les mains de nos concurrents économiques ou géopolitiques, voire de nos ennemis. Souvent, malheureusement, l’aveuglement des dirigeants européens actuels a déteint sur les habitants de l’UE qui ont tendance à voir seulement les répercussions négatives des innovations technologiques si elles étaient utilisées en Europe mais sans penser au reste du monde.
Quand nous imaginons l’intelligence artificielle comme une entité hostile et prête à nous soumettre, nous l’imaginons quasiment systématiquement utilisée par les dirigeants de nos propres États, sans se demander ce qui se passerait si elle était utilisée par des acteurs extérieurs hostiles ou des ennemis. Il s’agit d’un aveuglement stratégique qui, en Europe, est partagé par les peuples et les classes dirigeantes.
S’il est juste de garder une attitude prudente vis-à-vis de l’intelligence artificielle pour protéger notre vie privée, notre économie, notre système social et la stabilité de notre pays, il est néanmoins aussi judicieux de considérer l’intelligence artificielle comme un outil pour les protéger. Sommes-nous prêts, en tant qu’Européens, en tant que responsables politiques européens pour cette révolution ?
La réponse est probablement non. Mais il y a une certaine logique dans le fait de ne pas être prêt pour une révolution. Si une révolution a lieu progressivement, en s’annonçant, nous n’appellerions pas cela une révolution mais un simple changement. L’impréparation et la surprise sont consubstantiels de l’idée de révolution. La pire erreur cependant serait de transformer cette impréparation comme un élément constitutif de notre offre politique.
Une approche prudente de l’intel- ligence artificielle, et plus générale- ment des nouvelles technologies, ne doit pas non plus nous placer dans la position de défendre des positions passéistes qui deviennent de moins en moins défendables.
L’intelligence artificielle, précisément parce qu’elle est artificielle, reste redevable à la pensée humaine. Une intelligence artificielle qui tra- vaillerait comme un architecte par exemple, peut concevoir des bâ- timents, répondre aux critères de fonctionnalité et de durabilité, cependant, pour tout ce qui concerne la forme, les tâches et la définition des concepts, il dépend de l’infor- mation et des codifications fournies par l’homme. Au final, c’est précisément notre attitude qui codifie tout ce qu’une intelligence artificielle peut faire pour nous. C’est pour cela que notre attitude face à elle est d’une im- portance cruciale.
Confrontés au challenge de l’IA, nous devons savoir ce que nous vou- lons et comment nous le voulons : avoir une approche de l’IA comme une charge que nous devrions supporter plutôt que comme quelque chose que nous pouvons diriger nous place à la marge des politiques de demain et du monde économique. Cela nous condamne aussi à une perpétuelle soumission géopolitique et économique aux acteurs américains, russes et chinois.
L’Europe est à la traine
Selon un rapport publié l’année dernière par le journal indépendant spécialisé dans les questions européennes EUObserver, on peut estimer que, chaque année, l’Union européenne dépense un milliard d’euros pour de la recherche sur l’intelligence artificielle alors que les États-Unis dépensent 5,1 milliards d’euros et la Chine 6,8 milliards. L’Europe a donc pris un retard dramatique lié au manque de volonté politique de ses diri- geants que nous ne pouvons plus ignorer.
Et comme si cela n’était pas suffisant, le Brexit a compliqué le scénario. Le Royaume-uni était le pays qui investissait le plus sur la recherche en matière d’intelligence artificielle, sa sortie de l’Union européenne a donc eu deux conséquences négatives pour nous : d’une part elle réduit la mutualisation des recherches et des avancées technologiques, mais en plus elle risque de transformer le Royaume-Uni en concurrent direct de l’UE.
La rareté des investissements européens dans ce secteur pénalise donc l’Europe et, par conséquent, favorise ses concurrents directs. Les chercheurs et les spécialistes en intelligence artificielle sont plus enclins à partir là où leurs études seront les plus récompensées et où leurs compétences seront rémunérées correctement. C’est pourquoi il est essentiel d’inverser la tendance et de conserver les cerveaux, voire d’en attirer de nouveaux qui vivraient actuellement dans des pays où la recherche est plus avancée, comme les États- Unis et le Royaume-Uni par exemple.
Mais pour le moment, la priorité serait de ne pas voir l’Europe devenir un grand supermarché de cerveaux ou pire, une véritable colonie des technologies.
La souveraineté numérique pour priorité
Même si nos relations avec nos parte- naires économiques et commerciaux peuvent être cordiales, il faudra toujours garder à l’esprit que tout modèle d’intelligence artificielle venant d’un pays étranger répondra toujours à des intérêts étrangers. Il ne sert à rien de blâmer pas- sivement l’égoïsme des autres puissances dans l’arène de la concurrence mondiale mais plutôt l’aveuglement des dirigeants européens, incapables de saisir l’impor- tance de l’IA dans des domaines tels que la défense ou la cybersécurité par exemple. Dans toutes les phases du développement de technologies, l’Union euro- péenne devrait être aussi autonome que possible. À cet égard, la création d’écoles spécialisées pourrait être financée par les fonds de l’UE.
Ces écoles pourraient fournir le bagage nécessaire pour déve- lopper une pensée critique qui nous permettrait de voir l’IA avec objectivité : c’est-à-dire non pas comme un cauchemar totalitaire à venir, mais comme un outil parmi d’autres, capable d’améliorer nos vies en tant que citoyens et travailleurs européens.
Une approche proactive, prudente et réaliste, c’est ainsi que nous proté- gerons notre souveraineté numérique. Il faut toujours garder en tête que la peur des nouvelles technologies, qui est parfois fortement liée aux mouvements conservateurs, est aussi dangereuse que l’optimisme aveugle sur le progrès qu’ont certains progressistes. Notre devoir est de protéger ce dont nous avons hérité, mais en gardant une chose importante en tête : la curiosité européenne, source du progrès, est précisément l’un des héritages du passé que nous devons préserver.
La peur injustifiée de tout ce qui serait nouveau relève finalement de l’irrationnel, c’est un sentiment étranger à l’Europe. Maintenir cette attitude, qui est profondément européenne et qui existe depuis la naissance de notre civilisation, est donc un acte politique qui doit caractériser notre courant de pensée.
Les Européens de demain nous seront reconnaissants de leur avoir transmis cet héritage.